Epsilon, la petite Vega du Japon

Le 9 novembre dernier, une petite fusée japonaise nommée Epsilon a décollé avec à bord neuf petits satellites. C’était le cinquième vol de ce lanceur peu connu, mais qui est à surveiller du coin de l’œil.

Epsilon au décollage (JAXA)

Un petit lanceur rarement utilisé

Uchinoura, préfecture de Kagoshima au sud de l’archipel du Soleil Levant, il est 9h55 sur place quand rugit le moteur propergol d’Epsilon. La petite fusée décolle depuis ce site historique qui a connu l’envoi dans l’espace du tout premier satellite du Japon en 1970. Un grand nombre de fusées à ergols solides ont décollé depuis Uchinoura. Les gros lanceurs japonais (H-II et prochainement H-III) décollent d’un autre site, le Tanegashima Space Center.

Le puissant moteur à carburant solide de l’étage principal fait vite décoller la petite fusée. Dès les premières secondes, Epsilon s’incline pour vite se retrouver au-dessus de l’Océan Pacifique en cas de problème. Comme pour beaucoup de centres de lancements, les pas de tir d’Uchinoura sont au bord de l’eau, sur l’île de Kyushu.

Au bout d’une minute de vol, Epsilon fonce déjà à 1 km/s à près de 30 km d’altitude. Et joue à cache-cache avec les nuages. Au bout de 110 secondes de mise à feu, le moteur du premier étage s’arrête. Quelques secondes plus tard, Epsilon est officiellement dans l’espace, à plus de 100 km d’altitude. La coiffe protégeant les charges utiles est éjectée.

The Epsilon-5 rocket carrying nine satellites lifts off from Uchinoura Space Center in Kagoshima Prefecture on Tuesday. | KYODO
Décollage d’Epsilon depuis Uchinoura (KYODO)

C’est seulement après le largage de la coiffe que le premier étage est largué. Le moteur M-35 du second étage prend le relais et Epsilon poursuit sa route vers le sud-est. Ce passage de témoin entre ces deux étages est peu commun. En effet, entre l’extinction du moteur principal et l’allumage du M-35, il y a presque une minute au lieu de quelques secondes d’habitude avec les autres lanceurs dans le monde (c’est plutôt un classique des lanceurs avec une forte poussée comme Epsilon).

Le second étage va petit à petit dévier la route jusqu’à coller avec l’inclinaison d’une orbite héliosynchrone (SSO), qui permet au satellite de passer toujours au-dessus du même endroit à la même heure solaire locale. C’est une orbite très recherchée car très avantageuse pour tout satellite d’observation de la Terre.

Un peu moins de cinq minutes après le décollage, le moteur M-35 est coupé. Plus d’une minute après, le second étage est largué. On peut vraiment dire qu’Epsilon prend son temps ! Avant le largage, des moteurs de type ACS engendrent un roulis pour faire pivoter l’ensemble sur lui-même. Le troisième étage prend le relais.

Peu après, le troisième étage termine sa mission et se sépare du dernier étage à propulsion liquide (PBS), qui prend le relais. Entre deux mises à feu, le PBS va larguer les uns après les autres ses neuf passagers pendant environ une heure. La mission est un succès, le cinquième de ce petit lanceur plein d’héritages.

革新的衛星技術実証2号機
Le PBS se ses passagers (JAXA)

Petit lanceur au service du développement technologique japonais

Epsilon est un produit intéressé. Pour continuer à compter dans le jeu des grandes puissances, le Japon a besoin d’un solide programme de développement de ses propres technologies. Le pays a très vite compris que le spatial est un accélérateur dans ce sens. Un œil vers son allié américain, l’autre vers la souveraineté, le Japon a développé son programme spatial pour servir à son essor.

Epsilon a été conçue par la JAXA pour servir à envoyer des passagers made in Japan dans l’espace. Les premiers vols avaient directement la JAXA comme client. Pour la suite, la JAXA est devenu fournisseur du lanceur pour des satellites de démonstration technologique, dans le cadre de l’Innovative Satellite Demonstration Program, et ce dès le quatrième vol. Le vol de cette semaine est fait partie lui aussi.

Le passager principal du vol était RAISE 2, alias Rapid Innovative Payload demonstration Satellite 2. Il est la suite à RAPIS-1, passager principal d’Epsilon lors du dernier vol en janvier 2019. Bien sûr, Epsilon n’est qu’une pièce dans le jeu du développement technologique par l’espace, RAISE 2 en est une autre. La JAXA exécute la politique de l’Etat en proposant une plateforme satellite pour accueillir des charges utiles de démonstration venant de tout le pays.

Visuel de RAISE 2 (JAXA)

RAISE 2, pesant au total 110 kg, héberge six charges utiles :

  • 3D-ANT : antenne ultralégère, low-cost, développée par impression-3D par Mitsubishi Electric.
  • ASC : star-tracker (traqueur d’étoiles, élément indispensable au satellite pour connaître sa position) miniaturisé et développé par Amanogi Corporation. ASC pourra être utilisé dans des cubesats.
  • ATCD : outil de contrôle thermique utilisable sans alimentation électrique développé par la Tohoku University.
  • I-FOG : gyroscope développé par la Tamagawa Seiki Company, qui va mesurer les interférences dans la lumière passant dans un câble de fibre optique, causées par le changement d’orientation du satellite. L’entreprise espère révolutionner l’utilisation des gyroscopes, indispensables au satellite pour savoir dans quelle position il se trouve.
  • MARIN : centrale inertielle low-cost développée par la JAXA, qui servira à contrôler la position, l’orientation et le mouvement du satellite à l’aide de mouvements micro-électro-mécaniques (MEMS).
  • SPR : carte-mère développée à partir du modèle de l’ordinateur SPRSENSE de Sony, destinée à être utilisée pour faire de l’Internet des Objets (IoT). SPR pourrait être utilisée à terme pour le contrôle et le positionnement d’un satellite.

Le second passager s’appelle DRUMS (62 kg), développé par Kawasaki Heavy Industries. Ce microsatellite de démonstration va étudier et tenter de capturer des débris spatiaux, et enfin les envoyer brûler dans l’atmosphère. Kawasaki est un des nombreux industriels à tenter leur chance dans ce nouveau service en orbite : débarrasser l’orbite de débris pour la rendre à nouveau exploitable est assurément un business d’avenir.

Le satellite NanoDragon n'a pas pu être placé en orbite comme prévu |  Sciences | Vietnam+ (VietnamPlus)
Disposition des passagers sur le PBS (JAXA)

Enfin, les autres passagers d’Epsilon sont de toute nature, et certains montrent une ouverture internationale du lanceur :

  • Hibari (55 kg) : satellite de démonstration développé par le Tokyo Institute of Technology, dont le but est de tester une nouvelle méthode de contrôle d’orientation afin d’assurer une forte précision de pointage pour des télescopes embarqués dans un petit satellite, très intéressant pour un satellite de reconnaissance par exemple.
  • Z-Sat (46 kg) : satellite de démonstration développé par Mitsubishi Heavy Industries, qui va tester une méthode très précise de détection de sources de chaleurs en combinant des images prises en proche-infrarouge et en infrarouge lointain. Des performances de Z-Sat dépend le développement d’une constellation satellite pour surveiller des infrastructures terrestres.
  • Ooruri (52 kg) : microsatellite développé par la Teikyo University pour tester sa plateforme satellite. Il embarque aussi une expérience biologique qui va suivre l’évolution d’un champignon (nommé myxomycète) en micropesanteur.
  • ASTERISC : cubesat-3U (rappel : 1U = 10cm x 10cm x 10cm) du Chiba Institute of Technology, équipé d’une ‘’membrane’’ qui servira de capteur de poussière orbitale.
  • KOSEN 1 : cubesat-2U du Kochi National College of Technology, qui va étudier les émissions radio provenant de Jupiter à l’aide d’une antenne de 7 m de long.
  • ARICA : cubesat-1U de la Aoyama Gakuin University.
  • NanoDragon : cubesat-3U développé par l’agence spatiale Vietnamienne pour tester l’efficacité de son ordinateur de bord.
Le satellite NanoDragon du Vientam sera place sur orbite avant le mois de mars 2022 hinh anh 1
Infographie sur NanoDragon, le tout premier passager non japonais d’Epsilon (TTXVN)

De l’héritage à la commercialisation

Epsilon est une vraie petite fusée Vega. Comme pour la petite fusée européenne, le premier étage est utilisé comme booster d’un lanceur plus lourd. Si en comparaison, le P80 de la Vega est issu du booster (EAP) d’Ariane 5, le premier étage d’Epsilon est un SRB-A3 qui sert aussi de booster à la fusée H-II.

Epsilon est la dernière d’une longue lignée de fusées à moteur solide qui ont fait une bonne partie de l’histoire spatiale du Japon. Le pays a enchainé les gammes de fusées et de fusées sonde, d’une lettre grecque à une autre. Cela commence dès les années 1950 à coup de tirs atmosphériques puis suborbitaux. Pami les plus connues, nous avions les gammes Kappa et Lambda. C’est d’ailleurs une fusée Lambda qui a placé en orbite Osumi, le tout premier satellite japonais, le 11 février 1970.

Epsilon hérite en partie de la gamme suivante aux fusées Lambda : Mu. Les fusée Mu ont été tirées de 1970 à 2006. Il y a eu plusieurs générations jusqu’à la cinquième et dernière : M-V. C’est de cette dernière qu’Epsilon hérite plusieurs morceaux, à savoir les moteurs des second (M-35) et troisième étage (KM-V2c). L’ensemble donne à Epsilon une capacité d’emport de 1500 kg de charge utile en orbite basse, ou 590 kg de payload en orbite héliosynchrone.

Lanceur M-V sur son pas de tir
Le lanceur M-V sur son pas de tir à Uchinoura (via JAXA/Wikipedia)

Tout au long de l’Histoire, les différentes gammes de fusées ont été développées par l’ISAS, institut qui est devenu une branche de l’agence spatiale japonaise, la JAXA. Si l’agence a développé Epsilon, elle a toutefois confié sa commercialisation et sa production à la firme IHI Aerospace. Et c’est justement de business qu’il est désormais question aujourd’hui.

A l’occasion de la 35ème Annual Small Satellite Conference le 9 août dernier, IHI Aerospace a annoncé vouloir commercialiser Epsilon à partir de 2023. La cadence des vols d’Epsilon est effectivement très faible (un tir tous les deux ans, c’est vraiment peu). Pourtant le manifeste se remplit de plus en plus rien qu’avec la JAXA : deux vols en 2022 et quatre autres de 2023 à 2026.

Mais IHI Aerospace souhaite développer une nouvelle version de la fusée (Epsilon S) pour la commercialiser. Le lanceur est effectivement condamné à évoluer. Le SRB-A3 qui sert de premier étage ne sera bientôt plus produit. Le lanceur moyen-lourd H-II devenant H-III, le booster de son étage principal évolue aussi. Epsilon S devra récupérer cette nouvelle version du booster en tant qu’étage principal. On retrouve la même évolution qu’on pourra voir avec Vega, qui va céder petit à petit sa place à la version Vega-C, utilisant le booster P120-C de la future Ariane 6 comme étage principal.

Malheureusement, à l’instar de Vega, et de la future Vega-C, on retrouve un même problème avec Epsilon : c’est cher. Produit en trop faible quantité, avec des pièces usinées avec des méthodes devenues trop onéreuses aujourd’hui, Epsilon est beaucoup plus chère que certains futurs lanceurs équivalents arrivant sur le marché. Il en est de même pour Epsilon S même si ses capacités de charge utile progressent un tantinet (600 kg en SSO, 1400 kg en LEO et bien sûr possibilité de rideshare – vol partagé).

Epsilon a déjà subi quelques évolutions depuis la version initiale de 2013 à aujourd’hui. (via Space Launch Report)

IHI a estimé le prix d’un vol Epsilon S entre 25 et 30 millions de dollars. Mais côté New Space, la concurrence promet des prix en moyenne deux fois moins inférieurs pour une capacité souvent meilleure (Terran-1 de Relativity Space, Alpha de Firefly Aerospace, RS1 d’ABL Space Systems, Spectrum d’Isar Aerospace ou encore RFA One de Rocket Factory Augsburg). Si IHI Aerospace promet de revoir ses prix à la baisse, on a encore du mal à voir comment.

Epsilon S pourrait intéresser le marché satellite de l’Asie du Sud-Est et de l’Océanie, qui grossit peu à peu. Mais Epsilon doit faire face à la dure concurrence des lanceurs chinois même s’ils ont du mal à s’insérer à l’international ; mais aussi à l’émergence de moins en moins furtive de la Corée du Sud, et de son futur lanceur KSLV-2 (échec au premier tir en octobre). Reste à voir à quel point le Japon tiendra à combiner son développement économique au spatial. Pour cela, Epsilon restera toujours indispensable, à tout prix.

Autres sources : NASA Spaceflight.

Crédit image top : KYODO

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